Chris Dancy a placé toute sa vie sous le bienveillant contrôle de « 300 à 700 » capteurs de son activité et de son univers proche, appareils de mesure et d’auto-surveillance de son corps et de ses émotions, machines et logiciels de commande, de prises d’information, de régulation permanente de son environnement en fonction de sa température, de son poul, de sa tension, de son ventre, de sa peau, de son degré de relaxation musculaire, de son humeur de singe, de cochon ou de paresseux, etc.
Dans sa maison de Denver dans le Colorado, la densité de l’air, la couleur de la lumière, la chaleur de la pièce où il se trouve, la nature de la musique d’ambiance dans les enceintes, mais aussi ses menus de repas ou son programme d’exercices physiques dépendent de cet attirail d’instruments de mesure de son « être-là ».
Google Glass, moniteurs ou bracelets de santé, senseurs de bruit et d’air ambiants, caméra « narrative » qui photographie toutes les deux secondes son quotidien, housse de matelat intelligente ou encore brosse à dent qui devrait bientôt lire Kant dans le texte, etc. : Chris Dancy synthétise à lui seul les rêves et les cauchemars de l’Internet « everyware » ou ambiant ou cybernétique ou cybernétiques sociales consuméristes, de la domotique, des objets connectés, de la réalité augmentée et de ce qu’on appelle le « quantified self ». Il est le miroir de notre futur proche. Notre frère cobaye qui, lui, ose aller jusqu’au bout de l’expérience technologique telle que nous la vendent les apôtres du bonheur e-marketing. Et il a réussi sa démo publicitaire plus ou moins volontaire pour les merveilles de la techno : jetant au panier cigarettes, Coca et alcool à tire-larigot, à force de peser, jauger, chronométrer, filmer, traquer tout de lui-même, il a perdu 45 kilos, transformant le patapouf qu’il était en gendre idéal.
L’homme cultive certes un côté monstre de foire des médias et des grandes puissances du numérique, quelque peu indécent. Mais l’erreur serait de sous-estimer la valeur de son exemple. Chris Dancy, au moins, assume ce « devenir cyborg » que nous nous refusons à regarder en face. Explose d’un coup ce masque de bonne consience judéo-chrétienne selon lequel nos appareillages ne changeraient que notre environnement et pas notre humanité. Et ce d’autant qu’au-delà de la bonne santé, il s’agit bien d’être plus performant, plus en adéquation à la société par la grâce de notre nouveau monde digital.Et avant lui il y avait eu Stelarc et ses prothèses cyborg
Quant à l’étape suivante, dans un temps proche selon Une puce dans la tête, livre clair et très pondéré de l’éthicien et philosophe Dorian Neerdael, ce sera la connexion directe entre notre cerveau et ces multiples devices du corps et de la maison : des « interfaces cerveau-machine, grâce auxquelles il suffirait de penser à une action à accomplir pour que celle-ci soit réalisée, sans avoir besoin de lever le moindre petit doigt ».
Il y a, dans les portraits ici et là et surtout dans le long reportage sur Dancy réalisé par Mashable, des moments touchants. D’abord quand cet esclave de la mesure de soi explique qu’il essaie de se déconnecter deux fois par jour pour méditer… Ensuite lorsqu’il s’avoue très mal à l’aise dans une pièce, hors de son bunker du Colorado où l’environnement entier s’adapte en permanence à son corps et ses états d’âme… Enfin, quand, après moult démonstrations d’autosatisfaction, cette star de l’omniprésence digitale reconnaît du bout des lèvres son irrémédiable solitude, son enfermement dans une prison de si précieuses données. Ne perd-il pas son âme pour répondre à la nécessité de tout décrypter, tout calculer de sa vie, de ses performances sexuelles à l’adéquation de ses interlocuteurs à ce que ses machines lui révèlent de lui ?
De fait, il ne manque qu’un zeste de lucidité supplémentaire à cet « homme le plus connecté du monde » pour qu’il reconnaisse le leurre du tout maîtrisable… Un bug poétique de toutes ses mécaniques ? Une petite injection d’incertitude vitale ? Ou peut-être un coup de foudre, si possible pour un humain plutôt qu’un robot ?
*article inspiré d’un texte original du forum digital society de Orange